Sylvain Campeau - De l’effraction et de la vigie
Essay for the exhibition «Propriété Privée», Axenéo7, Gatineau, 2006
DE L'EFFRACTION ET DE LA VIGIE
Quiconque a suivi le travail de Thomas Kneubühler depuis quelques années, ne peut manquer d’être frappé par une constante. Cet artiste semble déterminé à montrer des images qui sont elles-mêmes un reflet de ce qui se passe hors-cadre. En effet, le travail qu’il avait montré à l’Espace Vox en 2002 présentait le visage de gens absorbés par un écran d’ordinateur qui n’apparaissait pas sur l’image. Puis, en 2004, il expose des images d’édifices de Montréal désertés, saisis de nuit, irradiant de la lumière en provenance même de leurs entrailles : les bureaux vides de toute présence effective mais vibrant de traces d’humanité. On voit bien là un intérêt pour les marques d’actions se produisant hors-champ, un attachement à scruter ce qu’il peut rester de vestiges sur des visages ou dans des édifices abandonnés pour le moment.
Sa nouvelle série, intitulée «Propriété privée» navigue dans les mêmes eaux. Si ce n’est que, cette fois, la vision directe est complètement interdite et que le photographe doit se borner à exhiber les barrières et protections diverses des lieux qui l’intéressent. Car, cette fois-ci, Thomas Kneubühler s’attaque à des lieux qui ne sont jamais nommés ou identifiés. Tout ce que nous savons d’eux, c’est que ce sont des propriétés privées et qu’elles sont sans doute à classer dans la liste de compagnies de divers types, hangars d’aviation ou entreprises pharmaceutiques. Nous ne percevons d’elles, de toute manière, que des plages désertes auréolées d’éclats de lumière crevant la tessiture de la nuit.
Tel quel, évidemment, cela sent l’illicite. Dans ce noir déserté de toute présence humaine, qui peut bien encore œuvrer ou errer là? Dans ce lieu où l’on pressent que toute présence serait suspecte, le photographe est à l’affût de la capture insidieuse. Mais cherche-t-il une présence à débusquer ou une image de ces sites protégés à s’approprier? Fait-il partie de ceux-là qui traquent? Ou ne vient-il pas plutôt, telle une sentinelle appelée à la rescousse, bardée de son propre œil de garde, ajouter sa contribution à la vigilance des appareils et autres gardiens? Évidemment, quand on le voit nous faire entrer dans le bureau central de la surveillance, où toutes les caméras de sécurité relaient leurs images, le doute est permis. En cette image non plus d’ailleurs, nulle présence humaine n’apparaît. Il y est seul. Parbleu, n’est-ce pas lui qui fait office de gardien! À moins que l’artiste soit, contre toute attente, parvenu jusque là, dans cet antre de la vigie électronique. De même, lorsque sa caméra balaie les environnements extérieurs, stationnements vides ou non, s’arrête aux façades sans intérêt, scrute des tours de garde, on hésite à trancher. Gêneur ou cerbère?
Faire le compte des images nous rassurera. Pour la majorité d’entre elles, il est clair que la lentille de l’appareil-photo fut tournée vers ces sites dérobés à ce regard en provenance de l’extérieur. L’artiste se livre donc à un exercice d’effraction. Cela devient évident lorsque nous nous butons, en spectateurs devenus complices par association indicielle, au gabarit attentif de ces stoïques gardiens de sécurité. Ces images, en plan pied, s’opposent à la vastitude des entourages précédemment retenus par la caméra. En elles, ces employés nous toisent et, saisis en légère contre-plongée, nous en imposent. Et alors que notre œil se perdait précédemment en balayages de lieux dépeuplés, cherchant à investir ce qui se refusait à nous dans la vacuité, nous sursautons cette fois de stupéfaction, pris d’un vague sentiment de culpabilité devant cet obstacle imprévu qui nous barre la voie.
Bref, en cette série, il en va un peu comme si Thomas Kneubühler avait décidé de renvoyer dos à dos ou de mesurer l’une à l’autre, je ne sais, deux exploitations de la photographie : la vigie des systèmes de contrôle et des photoreporters et l’effraction des voyeurs et des paparazzis, la première servant évidemment à contrer l’autre. Cela, pour le bénéfice de notre désarroi puisque c’est au spectacle des images de ces champs de bataille où les deux s’affrontent que nous sommes conviés, s’acharnant à tout aussi bien deviner les indices annonçant l’intrus que les traces de ce qui peut bien valoir d’être ainsi camouflé.